Le Monde, 13 décembre 2010:
La nuit tombe sur Dakar. Mais la ville ne s'assoupit pas. Bien au contraire. Les “cars rapides”, de vieux mini-bus repeints en jaune et bleu sont pris d'assaut par des Sénégalais de tous les âges. Des enfants montent sur les toits. Des femmes avec leur bébé sur le dos s'accrochent à l'arrière des véhicules bringuebalants. Personne ne veut rester en rade. Ceux qui n'ont pas trouvé place sur les “cars rapides” marchent à côté des véhicules qui répandent une fumée noire et nauséabonde dans la nuit étoilée.
Les marcheurs vont presque aussi vite que les véhicules, tellement la circulation est difficile. Ils suivent la noria de cars, de camions et de voitures. Tout le monde donne l'impression de quitter la ville en même temps. Et pourtant il ne peut s'agir d'une guerre. D'un exode. Bien au contraire, l'ambiance est joyeuse. Festive. Un joyeux bazar. Chaque année au moment du magal de Touba - la grande fête de la confrérie mouride - la même frénésie recommence.
Les fidèles doivent suivre le commandement de leur marabout, de leur grand calife. Il faut se rendre, si leurs finances le permettent, dans leur ville sainte. Ils viennent du monde entier. De Paris, de New York, de Milan. Et bien sûr et surtout de Dakar. Pendant le magal de Touba, la capitale sénégalaise – peuplée d'ordinaire de deux à trois millions d'habitants – se vide.
Tous les Sénégalais ne sont pas mourides. Cette confrérie représente 35 % de la population. Mais elle exerce une influence croissante sur le pays. “Leur poids économique est très important, notamment dans le domaine des transports. Quand les mourides ne travaillent pas, il n'y pas presque plus de transport au Sénégal”, souligne Mamadou Wane, un commerçant dakarois.
Touba, la ville sainte des mourides, est située à deux heures de route de Dakar. Et cette cité fait de plus en plus figure de grande rivale de la capitale. Sa croissance est spectaculaire. Elle a vu le jour en pleine savane, dans une région très chaude, loin des côtes. Elle s'est développée autour d'une immense mosquée achevée en 1964. Aujourd'hui, Touba compte plus d'un million d'habitants contre 300 000 en 1993. Chrétiens ou musulmans, autres que des mourides, fréquentent peu cette ville. Même s'ils y sont les bienvenus.
Touba ne ressemble en rien au reste du Sénégal, un pays où règne un climat d'assez grande permissivité. Ici, le visiteur doit s'arrêter à un barrage situé à l'entrée de la ville. Les calèches tirées par des ânes ou des chevaux font la course avec les voitures, de vieilles Peugeot poussives ou des Mercedes flambant neuves. À Touba, la plus grande richesse côtoie l'intense misère.
À l'entrée de la ville, la police du calife des mourides vérifie le contenu des véhicules. Passées les portes, l'atmosphère austère règne. L'alcool est prohibé. De même pour les cinémas. La voix et la musique dansante du chanteur Yousou N'Dour, qui rythment la vie du reste du Sénégal, ne se font pas entendre. En lieu et place, on entend les chants religieux, diffusés par haut-parleurs.
Spectacle si familier en Afrique, le football est ici interdit. Pour justifier cette décision, des habitants de Touba expliquent : “Ce sport a été inventé par des juifs qui jouaient avec la tête d'un descendant du Prophète.” Même la cigarette et les jupes ne font pas partie du paysage urbain.
A Touba, toutes les femmes ne sont pas voilées, loin s'en faut. Au Sénégal, mouride ou pas, on ne plaisante pas avec les canons de la beauté. Dans ses mémoires, Nelson Mandela, grand amateur de beauté féminine, explique que les Sénégalaises sont les femmes les plus élégantes d'Afrique. Quoiqu'il en soit, elles mettent un point d'honneur à être à la hauteur de leur réputation. Même dans les pires bidonvilles du pays, des jeunes femmes déambulent dans des tenues impeccables, tels des mannequins venus d'ailleurs pour un défilé de mode improvisé.
Touba n'est en rien une ville sage. La circulation est des plus chaotiques. Le code de la route est souvent ignoré : des calèches et des voitures roulent dans la file de gauche. En réalité, l'incivisme est d'autant plus grand que les représentants de l'État n'ont pas droit de cité dans la ville sainte. Les talibés (disciples) du calife sont chargés du service d'ordre. Pour répondre aux cas de force majeure, une gendarmerie a été installée en périphérie. À la question du nombre de gendarmes en poste, le commandant répond que “le chiffre est top secret”! En fait, elle compte à peine une trentaine d'hommes. Et aucune intervention à Touba ne peut se faire sans l'accord du calife. Chef religieux tout puissant devant lequel le chef de l'État lui-même se prosterne.
Avant les élections, Abdoulaye Wade fait d'ailleurs bénir ses candidats par le “grand marabout” mouride. Interrogé sur les pouvoirs réels de la gendarmerie, un magistrat sénégalais affirme qu'ils sont minimes. “Si le commandant de la brigade spéciale déplaît au marabout, au grand calife, il est immédiatement révoqué. Ils le savent et se tiennent à carreau !” Un juge d'instruction dakarois souligne que des conflits, parfois violents, se multiplient à Touba. “Dans cette ville, il n'existe aucun titre foncier.
Il suffit qu'un chef religieux donne une terre à un disciple pour que celui-ci se considère comme propriétaire. Parfois, des marabouts rivaux offrent la même propriété à plusieurs personnes.” Des Sénégalais qui n'appartiennent pas à cette confrérie trouvent qu'elle a trop de privilèges : “À Touba, les mourides ne paient aucun impôt. Ils font de l'import-export et ne sont soumis à aucune taxe. Ils pratiquent une concurrence déloyale tout en bénéficiant des infrastructures payées par tous les Sénégalais”, s'emporte Hassan, un habitant de la région qui n'appartient pas à cette confrérie.
L'austérité de Touba ne convient pas à tous les mourides. Loin de là. “Bon nombre d'entre eux ont pris l'habitude de faire de temps à autre un tour à Mbacké, la ville voisine”, m'explique avec le sourire un habitant de Touba. À Mbacké, l'ambiance change du tout au tout. Des cinémas projettent des films d'un genre pas très religieux. Avec des fouets et des femmes très court vêtues. Les affiches sont visibles depuis la route. “Du moment que tout ça se passe hors de Touba, personne ne s'en offusque et puis c'est bon pour le commerce et la décompression”, m'explique un habitué des lieux.
Nouveau venu dans la ville, un chauffeur de taxi, avoue sans ambages qu'il a rejoint la ville sainte pour s'enrichir : “Ici, je ne paie pas de patente. Et mon marabout m'a donné une terre. On ne paie même pas l'eau.” Seul bémol, les mourides doivent reverser une importante “dîme” à leurs chefs religieux.
Mais le mouridisme fait d'autant plus d'adeptes que ses disciples savent que leur mouvement a le vent en poupe depuis l'accession au pouvoir de l'un des leurs, le président Abdoulaye Wade, en 2000. Moustapha Cissé Lo, l'un des chefs religieux en charge des finances de Touba, fait bien volontiers visiter aux journalistes la suite où le président Wade vient passer ses week-ends. “Depuis que Wade est au pouvoir, on se sent enfin compris”, précise-t-il.
Pourtant, les relations étroites entre le président et sa confrérie irritent beaucoup de ses compatriotes. “Les autres Sénégalais ont l'impression d'être traités comme des citoyens de seconde zone. Et ils pensent que les principes de la laïcité sont remis en cause. Le président a tort de jouer cette carte confrérique. Les mourides sont puissants économiquement. Mais ils ne sont pas majoritaires au Sénégal. Le président ne doit pas l'oublier, s'il veut être réélu. Notre pays est une démocratie”, estime Souleymane, un magistrat en poste dans la région de Touba.
À quelques kilomètres de là, les tidianes, l'autre grande confrérie du pays, possèdent eux aussi leur ville sainte. Mais à Tivaouane, le climat est différent. Au centre de la ville, le visiteur croise une gendarmerie et un Palais de justice.
“Nous les tidianes nous sommes favorables au concept de laïcité. Pour nous, certaines prérogatives – telles que la justice et la police – doivent rester de la compétence de l'État.”
Dans cette ville, l'on ressent beaucoup moins l'influence de la religion qu'à Touba. Les symboles de l'État sont bel et bien mis en évidence. Des écoles de la République, surnommée ici “écoles françaises”, car l'on y enseigne la langue française. Et aussi parce qu'elles sont perçues comme porteuses des valeurs de la culture occidentale.
À Touba, c'est la langue wolof qui règne presque sans partage. Il n'est pas toujours aisé d'y trouver quelqu'un qui manie bien la langue de Molière. Même la construction d'"écoles françaises" a été refusée. Seules les écoles coraniques sont admises dans la ville.
Le “climat” est différent à Tivaouane. “Plus ouvert, moins austère”, me dit un autre habitant de la ville. Pourtant, tout n'est pas permis à Tivaouane. Les chrétiens n'ont pas obtenu l'autorisation d'y construire une église dans la ville. Une autorisation refusée récemment. Alors même que 10 % des Sénégalais sont chrétiens.
Une ambiance relativement décontractée règne jusque devant la grande mosquée de Tivaouane. Des hommes discutent tranquillement à l'ombre des frondaisons, à deux pas de leurs voitures, des Peugeot rutilantes. Tandis qu'une jeune élégante passe en marchant avec nonchalance et élégance devant la mosquée. La tête presque nue, tant son voile est discret, le port altier se déplace de façon à mettre en valeur ses chaussures à hauts talons et sa robe moulante. La belle se plaît à faire tourner les têtes. Fière d'être l'une des femmes les plus élégantes de la ville. Personne ne semble choqué par sa tenue vestimentaire “sexy”. À Tivaouane beaucoup de femmes ne portent pas le voile. Les jeans moulants et les tailles basses sont portés par les jeunes filles.
Tout semble aller de soi dans cette ville tranquille au charme discret. A la sortie de la ville, le propriétaire d'une boutique qui diffuse les chants religieux “à fond” n'est pas un “fanatique” essayant de faire du prosélytisme. Il veut juste attirer l'attention sur ses marchandises. Il s'agit seulement d'une technique de marketing. Outre les cassettes de chant religieux, il propose une multitude de DVD. Les derniers James Bond et l'oeuvre presque complète de Sylvester Stallone. Même l'agent 007, Rambo et Terminator ont droit de cité dans la ville sainte. À deux pas des cassettes de chants religieux.
Rien à voir avec le climat qui règne dans d'autres capitales religieuses du monde musulman. Un fidèle qui s'apprête à faire ses ablutions avant d'entrer dans la grande mosquée explique avec un regard malicieux : “Belle leçon de tolérance à la sénégalaise.”
Pierre Cherruau
Libération, le 25 janvier 2015 :
Amoins de 200 km de Dakar, au Sénégal, deux villes cohabitent, contiguës et opposées : Mbacké l’impie et Touba la sainte, dite «La Mecque de l’islam noir». Un nom qui prend toute son ampleur lors du Grand Magal («célébration» en wolof), le 18 du mois Safar de l’hégire. Chaque année, au gré du calendrier lunaire, le Magal célèbre le départ en exil, en 1895, de cheikh Ahmadou Bamba, le fondateur de la confrérie soufie des mourides, que le pouvoir colonial français a longtemps considéré comme une menace.
Le dernier Magal a eu lieu le 11 décembre. Comme chaque année, Touba est passé de 700 000 à 3 ou 4 millions d’habitants. Une foule qui vient du monde entier, puisque les mourides, traditionnellement cultivateurs d’arachides, ont quitté leurs terres pour travailler dans les transports, la téléphonie et le commerce, y compris à l’étranger, aux Etats-Unis et en Europe. Aujourd’hui, la confrérie représenterait environ 35% des 13,5 millions de Sénégalais. Quand on sort de l’aéroport de Dakar, on emprunte d’abord 34 km d’une autoroute quasi déserte jusqu’à Diamniadio. Ensuite, c’est la nationale et les «cars rapides» - d’antiques minibus hauts sur roues - qui foncent dans le noir. Sur les carrosseries, des peintures et inscriptions porte-bonheur : «Alhamdoulilah», «Talibé, cheikh», «Serigne Ahmadou Bamba». L’un des préceptes phares de ce mystique musulman : «Travaille comme si tu ne devais jamais mourir, prie comme si tu devais mourir demain.» Ici, c’est plutôt : «Conduis comme si tu ne devais jamais mourir.» Des scooters dépassent des vélos, des charrettes tirées par des chevaux ou des ânes. Mais tous les chemins et tous les moyens de transport mènent à la grande mosquée de Touba, la plus imposante d’Afrique, après celle d’Al-Azhar au Caire, en Egypte.
A l’entrée de la ville, une arche de béton peinte en vert marque l’amorce d’un bouchon monstre, et le début des interdits. Ici règne la loi des chefs religieux traditionnels, les marabouts. Chaque talibé (disciple) et sa famille choisissent de s’en remettre à un cheikh, qui les guidera dans leur vie quotidienne aussi bien que spirituelle. Au sommet de cette hiérarchie, le calife général des mourides, Sidy al-Mokhtar Mbacké depuis 2010. C’est l’un de ses prédécesseurs, Abdoul Ahad Mbacké, qui avait décrété, en 1980, dans une lettre au procureur de la République du tribunal d’instance de Diourbel, la prohibition sur son territoire «de l’ivresse, de la vente et de la consommation d’alcool, de tabac, de drogue, notamment le yamba [cannabis, ndlr], des jeux de hasard, de loterie, des vols et recels, des tam-tams, musiques de danse et manifestations folkloriques», ainsi que «tout ce qui est contraire à l’islam» - ce qui inclut de fait le cinéma, le football et le port du pantalon.
Alors que le Sénégal s’est converti de longue date au skinny taille basse, durant le Magal, pas moyen de porter un jean à Touba, y compris pour l’Occidentale de passage. Jupe longue et voile requis ; épaules, bras et chevilles hors de vue. Dans la rue, des hommes appartenant au dahira («cercle») Safinatoul Aman, sorte de brigade des mœurs de la ville, alpaguent les femmes dont la tenue requiert selon eux ajustement. Les belles se donnent pourtant bien du mal pour contourner ce dress-code : boubous chatoyants et hyper moulants, hijabs transparents ou richement brodés, maquillage savant et ongles hautement picturaux. Le Magal a des airs de grand défilé en costume traditionnel, à mi-chemin entre le paseo espagnol et les circonvolutions autour de la Kabaa, à La Mecque.
Tout reste pourtant bien plus pudique que le décolleté qu’exhibe Aby (1), la trentaine fatiguée, en ce samedi de janvier à Mbacké. Elle est assise dans un coin de l’hôtel Baol - le seul de la ville - à côté d’une autre femme. Toutes deux pianotent sur leur téléphone, au milieu de la nuit, dans cet endroit désert. Une bonne heure de palabre avec de potentiels clients, et la question du «cadeau» - 20 000 francs CFA la passe (30 euros) - finira par être abordée en wolof par la seconde femme, plus jeune et vêtue d’une jupe et d’un haut ajusté traditionnels.
Aby vient de Gambie : «J’achète des vêtements là-bas et je viens les vendre au Sénégal. Je loue un local de quatre pièces, ici, à Mbacké.» Et elle sous-loue ensuite «à des hommes qui habitent Touba et travaillent dans le coin. Ça leur permet de venir se reposer». Si la location d’une garçonnière à quelques kilomètres du domicile conjugal est un luxe réservé aux nantis, les allers-retours entre Touba et Mbacké pour boire une bière ou fumer une cigarette sont une pratique assez répandue.
Au Sénégal, le tabac est généralement vendu conditionné, dans des boutiques. Mais à Mbacké, les clopes s’achètent à l’unité sur un bout de trottoir. 50 francs CFA la Marlboro, 10 francs la «ficelle» de roulé. Durant le Magal, à deux pas de l’arche où est accroché un panneau «Touba la sainte, ville sans tabac», les marchandes ne chôment pas. Dans la cité mouride, se faire contrôler en possession d’un paquet de cigarettes constitue un délit. Les fumeurs viennent alors s’en griller une ou deux dans les rues de Mbacké, avant de repartir pour Touba.
Pareil pour boire un coup, même si on est loin de l’image de ville de débauche que Mbacké avait il y a quelques années encore dans toute l’Afrique de l’Ouest. C’est après l’interdiction de 1980 qu’elle avait acquis cette réputation. Trente-cinq ans plus tard, ça a bien changé. Lors du Magal, il faut se laisser guider dans Mbacké par des jeunes jusqu’à une maison dont la cour est aménagée en bar clandestin. Quelques sièges en plastique, une petite table bancale, des filles en jean qui proposent de la vodka, du whisky ou de la Royal Dutch en 50 ml. Réclamer quelques cacahuètes à grignoter - au pays de l’arachide - passe pour un caprice de toubab («blanc»). Des hommes seuls boivent sans plaisir. De petits groupes sont aimantés par la télévision qui diffuse en boucle des khassaïdes - ces poèmes composés par Ahmadou Bamba à la gloire du Prophète -, déclamés vingt-quatre heures sur vingt-quatre en de longues intonations gutturales dans des cercles de chant.
Ce samedi soir, le N’Galam, unique boîte de nuit de la ville, est fermé. Dans un autre bar, une poignée d’hommes se retrouvent, sous la lumière cireuse d’un néon. Des ordures se mêlent à la poussière. Du Don Garcia (un vin rosé tunisien en brique), des fioles en plastique de whisky et de vodka, de la bière à 8,5° : la carte low-cost est à l’image de la déco. «Je viens ici car, à Touba, c’est impossible, même pour une bière», dit l’un des clients. Cela dit, remarque-t-il, la prohibition s’étend aujourd’hui aussi à Mbacké. Les autres clients sont venus de Saint-Louis, ce sont des Baye Fall, du nom de cheikh Ibrahima Fall, l’un des disciples les plus influents d’Ahmadou Bamba, qui créa un ordre de moines errants. Autour du cou, ils ont des colliers d’énormes perles de bois, dont les pendentifs démesurés reproduisent une photo du prédicateur et une autre de son illustre lieutenant. Des images qu’on retrouve peintes dans la ville sainte sur les murs et les voitures, ou accrochées dans les échoppes, en écho au slogan «Bamba partout, Bamba merci».
Seule perspective festive de cette soirée de janvier : une fête de Noël après l’heure, «donnée par des chrétiens» - il y a une église à Mbacké, quand Touba revendique 543 mosquées. Une dizaine de personnes dansent, femmes en minirobe et canettes de bière discrètement posées au pied des chaises.
Retour au côté d’Aby, au Baol, où il est possible, pour les habitués, de louer une chambre pour deux heures. Mais où est passé l’esprit de la bringue ? En 2010, personne se semblait s’offusquer des affiches de cinéma SM placées en bord de route à Mbacké. «Il y a quelque temps, c’était permis, il y avait des débits de boisson, de la prostitution, mais les autorités mourides ont demandé de nettoyer la ville», explique un journaliste de la radio locale. Et si quelqu’un désobéit ? «Il sera amené au poste et aura une amende», répond, laconique, M. Dieng, agent de permanence au commissariat de Mbacké. A Touba, la police et la justice dépendent de comités de vigilance, placés sous l’autorité directe du calife général des mourides. Idem pour la gestion foncière : c’est Sidy al-Mokhtar Mbacké, 86 ans, qui détient le titre de propriété de la ville. Il distribue donc la terre à ceux qui la demandent, à condition qu’ils s’acquittent d’une dîme conséquente et œuvrent au développement de la communauté. Une consigne respectée, puisque le recensement officiel a dénombré 200 000 habitants supplémentaires à Touba entre 2002 et 2013.
Le calife administre la ville à sa manière : dans la cité sainte, on ne paie ni impôts, ni taxes, ni factures d’eau, il n’y a pas de frais de patente pour les taxis. Pas non plus d’«école française» (mais uniquement des madrasas, les écoles coraniques), de restaurants, de cafés ou d’hôtels. Les visiteurs sont hébergés chez l’habitant. Durant le Magal, les familles riches peuvent accueillir plus d’une centaine d’invités, nourris de tiébouyap (riz, légumes et viande en sauce) et autres plats de cérémonie. Pour l’édition 2014, la sécurité publique a annoncé l’interpellation, entre le 2 et le 10 décembre, de 10 personnes pour détention, usage et trafic de «chanvre indien», ainsi que 19 cas d’ivresse publique manifeste. Une paille, compte tenu de l’affluence.
A l’origine distantes de 7 kilomètres, Touba et Mbacké se touchent aujourd’hui. «Dans dix ou quinze ans, il est probable que Touba aura englobé Mbacké», estime le policier Dieng. Les mourides ne cachent pas leur ambition : rivaliser, un jour, avec Dakar. Mauvaise nouvelle pour les noctambules.
(1) Le prénom a été changé.
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