Un point crucial de mon passage à la Courtine, qu'il me tient à cœur de mentionner, fut la découverte du rendez-vous des couleurs. En effet, se rassembler pour assister au lever du drapeau et chanter la Marseillaise était un aspect de la vie régimentaire que j'ignorais mais qui me séduisit immédiatement. En bravant le froid, la bise, nous étions toujours fidèles au rendez-vous et cette constance me permit de comprendre l'essence même de l'engagement militaire, perpétuel, ne souffrant aucune dérogation. Je n'avais jamais assisté à une telle manifestation de patriotisme et je m'émus immédiatement.
La veille de notre
départ, tous les élèves amenés à se rendre à Coëtquidan furent
rassemblés par sections pour se familiariser avec leurs nouveaux
cadres. Les sections de La Courtine étaient préservées − dans
l'esprit de cohésion qui caractérise si bien l'armée, et je me
retrouvai ainsi uni avec mes camarades pour franchir cette nouvelle
étape. On nous prodigua quelques conseils ainsi qu'une liste
d'objets à nous procurer pour préparer au mieux notre passage au 4e
bataillon.
Malheureusement, le
capitaine B. vint me trouver le soir-même pour m'annoncer ma
radiation de cette section et je me trouvai désemparé, car le
capitaine ne connaissait ni les raisons de cette décision ni ma
nouvelle affectation, mais savait que je serais désormais séparé
de mes amis et seul dans l'adversité.
Le dimanche soir, je me
retrouvai donc avec des inconnus. Je comptai au départ demander à
réintégrer ma section initiale, mais décidai finalement de me
dépasser en repartant de zéro dans un contexte hostile.
Commencèrent alors deux mois et demi uniques et inoubliables,
remplis d'aventures et de péripéties insondables que je n'aurais pu
imaginer quelques mois auparavant.
J'ai rapidement noué des
liens avec mes nouveaux camarades que je n'ai pas regretté d'avoir
troqué contre ceux de ma section précédente, malgré mon
appréhension initiale. Ils se révélèrent effectivement plus
amicaux et plus investis dans leur passage aux écoles.
Notre formation commença
de manière étonnante avec des cours théoriques un peu nébuleux,
donnés par des formateurs manquant parfois légèrement de
méthodologie. La présence des saint-cyriens à nos côtés, épuisés
par leur bahutage intensif et leurs nuits humides, était pittoresque
mais n'incitait pas à l'attention puisqu'ils profitaient de ces
intermèdes pour récupérer de leurs trop courtes nuits en y
développant la pratique de la sieste. Néanmoins, dans l'ensemble,
les notions abordées étaient très clairement exposées et
nécessaires à notre apprentissage du commandement. En effet,
comment être crédible auprès des soldats du contingent sans être
familier avec les bases du métier et du droit ? Comment vouloir être
un chef sans être soi-même un modèle, et donc sans apprendre à le
devenir ? Les nombreux cours théoriques nous permirent de nous
forger une conscience militaire et de faire corps avec les
problématiques parfois saisissantes du métier. Le savoir-vivre, le
droit des conflits armés, le cadre législatif, autant d'éléments
indispensables pour acquérir une solide légitimité. Il était
absolument primordial de se familiariser en profondeur et en détails
avec le fonctionnement de l'armée, et je regrette que nombre des
autres élèves officiers n'ait pas eu la lucidité de comprendre cet
impératif. La présentation du parcours des EVAT et des
sous-officiers fut un exemple frappant : là où mes camarades et moi
prenions des notes pour ne rien manquer des subtilités de leurs
complexes carrières, d'autres se permettaient de bayer aux
corneilles.
Certaines matières
étaient moins adaptées que d'autres au public particulier que nous
formions. Il ne fut pas d'une extrême productivité de suivre un
cours technique sur le fonctionnement des appareils 4G alors que
l'instructeur ne semblait pas comprendre les principes de base d'une
communication radio, mais celui-ci fit de son mieux et nous prouva
par la même occasion qu'il était possible de devenir formateur en
partant de rien, formidable témoignage d'espoir sur les possibilités
de reconversion. La discipline des cours nous permit de prendre
conscience de la valeur du silence et de l'importance de l'écoute
pour témoigner du respect à l'intervenant.
L'omniprésence du sport
à rythme soutenu m'a permis de me construire une musculature solide
et à l'épreuve des activités proposées. Je suis ainsi devenu, à
force de travail et d'entraînement, beaucoup plus à même de tirer
ma section vers le haut en devenant de fait « serre-file » à de
nombreuses occasions. Sans être un coureur né, j'ai réussi à me
dépasser et à atteindre mes limites, en améliorant mes
performances respiratoires et physiques. Je suis devenu plus à
l'aise en course et en grimper de corde, et sans parvenir à
atteindre les sommets de ma section, j'ai tout de même accompli des
progrès impressionnants qui m'ont donné grande satisfaction.
D'autre part, la pratique
du sport au sein de la section, exigeante mais ludique, nous a permis
de renforcer nos liens et de souder notre camaraderie par le refus
inconditionnel d'abandonner ceux qui éprouvaient le plus de
difficultés. Cette solidarité indéfectible s'est confirmée au
cours d'une séance de sport « punitive ». Plusieurs d'entre-nous
se sont mis à pleurer de douleur dans l'effort, avant d'être
spontanément pris en charge par les autres afin de leur faire
comprendre qu'ils étaient capables d'aller plus loin, pour peu
qu'ils arrêtent de faire étalage de leur détresse et se
concentrent sur l'objectif.
Cet épisode marquant
nous a fait réfléchir sur nos capacités et sur l'importance
cruciale de la volonté. En effet, ceux qui ne réussirent pas à
tenir le rythme éprouvant de cette séance furent justement ceux qui
partaient vaincus, adoptaient un état d'esprit défaitiste et se
focalisaient sur leur malheur, au lieu de reprendre à leur compte
cette chance qui nous était donnée d'aller au bout de nous-mêmes
comme je l'ai fait. Car malgré la douleur physique, j'ai décidé de
profiter de cette séance pour améliorer encore un peu plus mes
capacités, et c'est ainsi que je n'en n'ai absolument pas souffert.
L'importance du mental
s'est également révélée sur la piste d'audace, d'abord dans le
camp de Coëtquidan puis au Fort de Penthièvre. À l'inverse du
parcours d'obstacles axé sur la performance brute, la piste d'audace
n'est pas basée sur les capacités physiques. Quelques agrès
requièrent, il est vrai, une forme satisfaisante, mais les autres
sont plutôt des défis audacieux lancés à nos peurs les plus
primaires. Faire face à la hantise instinctive du vide fut ma
principale gageure. Non que je sois particulièrement lâche, en tout
cas pas plus que la moyenne, mais se lancer face au vide est
terriblement éprouvant pour celui qui n'a jamais essayé.
L'instructeur de
Penthièvre nous assura que personne n'était jamais tombé en
effectuant le « saut de puce » et c'est ainsi que, me portant
volontaire malgré mon appréhension, je fus un des premiers à
m'élancer avant de chuter lourdement à la réception. Heureusement,
je me rattrapai à la plateforme et réussi à remonter à la force
de mes bras devant mes camarades inquiétés par cet incident
spectaculaire.
Le passage à l'«
asperge » ne fut pas moins pénible. Mes craintes étaient
irrationnelles mais il fut difficile de me raisonner face à la
sourde terreur qui m'envahit les tripes à l'idée de me jeter
énergiquement au dessus du vide. C'est néanmoins en prenant
conscience de la stupidité de mes inquiétudes que je me lançai,
cette fois sans anicroche. J'accomplis ensuite un sans-faute au
déroulé complet de la piste d'audace, fort de mon expérience
nouvellement acquise dans la gestion des situations de surplomb. Je
gagnai ainsi le respect de mon chef de section qui me savait peu à
l'aise avec la hauteur et qui jamais ne perdit foi en mes capacités.
Un autre enseignement du
stage au Fort de Penthièvre fut l'importance du travail en équipe.
La « piste jaune », paroxysme de la difficulté, point
culminant de notre séjour sur l'isthme menant à Quiberon, ne
s'affronte qu'à plusieurs en combinant intelligence de situation et
habileté hors norme. Dotés d'un chef de groupe aux qualités
humaines inébranlables, nous fîmes face à tous les agrès avec
autant de férocité que de succès. Je retiens particulièrement le
mur incliné, qui nous amena à repousser nos limites notamment au
niveau des épaules. Étant d'une nature très agile, je m'appuyai
sur mes camarades pour me hisser au sommet et les aider à me
rejoindre au son de nos fiévreuses clameurs.
Souvent, le collectif est
le seul recours et il faut alors faire appel à son prochain pour
construire une solution efficace qui utilise les compétences de
chacun, de sorte à annihiler nos faiblesses par l'émergence d'une
force commune. Cette piqûre de rappel me sembla spécialement
judicieuse pour que nous ne nous laissions pas enfermer dans nos
individualités, qui ont tendance à s'exacerber dans la préparation
du concours d'entrée à l'École.
Le dernier épisode
mémorable du stage d'initiation commando, décidément riche en
émotions, fut la mission que nous effectuâmes sous un orage
tonitruant. Nous devions évoluer sur plusieurs kilomètres en
ambiance discrétion, alors que le ciel déversait des torrents de
colère et que la foudre toujours plus redoutable se rapprochait
pernicieusement de nos équipements métalliques, comme pour nous
rappeler l'éphémérité de nos vies. La situation n'étant pas
suffisamment périlleuse, nous brancardions un camarade bien loin de
compter parmi les plus légers de notre section tandis que l'eau
noyait sa civière et lestait nos épaules, nous qui progressions
valeureusement contre l'adversité du terrain se jouant de nous et de
notre épouvante. Devant les pleurs de certains camarades dont les
larmes se mélangeaient avec la pluie poisseuse du Morbihan, je
décidai d'apporter un soutien moral décisif au groupe et
l'encourageai à persévérer ainsi qu'à refuser de se laisser
impressionner par la démonstration de force des cumulonimbus
capillatus fulminant leurs dards lumineux sur les traces de nos
pas. C'est ainsi qu'après de longues heures de marche éreintante,
nous parvînmes à achever l'épreuve la tête haute mais détrempée,
suscitant l'immense fierté de notre chef de section.
Mon passage aux écoles
me permit également de travailler ma rusticité dont j'ai déjà
expliqué qu'elle n'était, chez moi, pas innée. Ainsi, les séjours
sur le terrain dans des conditions difficiles furent efficaces pour
augmenter mon seuil de tolérance et me faire renouer avec la terre.
En effet, le bivouac symbolise à mon sens un certain retour aux
racines qu'il est important de protéger à l'époque de la
transformation la plus radicale de nos modes de vie. Tolérer un
quotidien plus rustique permet de se rapprocher de nos ancêtres et
de retrouver d'une certaine façon la simplicité originelle de la
vie. Les conditions climatiques furent par contre plus douces qu'à
Penthièvre et le froid moins mordant que nous l'espérions,
tempérant ainsi la difficulté.
Néanmoins, la
promiscuité et la vie en collectivité poussée à son paroxysme ont
été autant de points qui m'ont appris beaucoup sur moi-même et sur
la nature humaine. J'ai redécouvert certains de mes camarades dans
ces conditions de vie champêtres, et j'ai pu nouer des liens
différents avec certains d'entre eux. Après quelques jours de
bivouac, j'ai senti l'ampleur des progrès que j'avais accompli en si
peu de temps. Je n'étais plus gêné par la cohabitation et prenais
même goût à cette intimité partagée. Je fus ravis de découvrir
que l'ensemble de la section accomplissait les mêmes avancées et
que nous nous adaptions presque au même rythme à ce mode de vie
primitif. C'est à peine si je ressentais le froid, qui effleurait à
présent ma peau sans me mordre.
Le second terrain se
prépara donc dans la sérénité. Mon binôme et moi décidâmes
d'accroître la difficulté en troquant notre tente pour un simple
sur-toît, à l'inverse de la majorité de nos camarades plus
sensibles aux conditions climatiques. Nous étions cette fois-ci en
section et dûmes faire face à une terrible vague polaire qui épousa
sournoisement la forêt. Le premier soir, je décidai d'organiser la
recherche de bois sec afin d'allumer un feu pour réchauffer notre
moral un peu en berne et permettre à ceux chargés de veiller sur
le camp de survivre à la nuit sibérienne. Je me portai d'ailleurs
immédiatement volontaire pour assurer un tour de garde nocturne.
Cette séquence
éprouvante se conclut sur le « parcours Guyane », épopée
chevaleresque à travers la boue. L'excellente cohésion de la
section pendant l'épreuve nous galvanisa et nous vînmes à bout des
tranchées remplies de fange, en faisant l'effort de rester en mesure
de combattre. Notre chef de section avait scénarisé avec précision
diverses attaques sur le convoi qui nécessitèrent notre plus grande
vigilance, malgré la vase qui se faufilait insidieusement dans nos
vêtements et nos armes. J'aidai enfin notre adjudant à se départir
de la boue en dirigeant l'excavation de la tourbe qui le ceinturait,
suscitant sa profonde reconnaissance.
Ces épisodes ruraux
m'apprirent beaucoup sur moi-même et notamment sur mes grandes
capacités d'adaptation. Je pris goût à ce mode de vie et son
abandon fut un regret.
Le 4e
bataillon fut également invité à assister à la remise des sabres
et casoars de l'École Militaire Inter-Armes (EMIA) et de l'ESM. Je
ne pus malheureusement y assister, me portant volontaire pour faire
partie de l'Élément d'Intervention Unique ce jour-là afin de
laisser mes camarades profiter de cet événement. En effet, une
valeur cardinale de l'engagement que je pus découvrir et faire
mienne fut l'abnégation ; accepter de se sacrifier sans attendre de
contrepartie. Je décidai donc de participer à la sécurité du camp
et des familles invitées plutôt que d'assister à cette belle
cérémonie, extrêmement symbolique pour les élèves des Écoles.
Enfin, le 2S, à savoir
la commémoration de la Bataille d'Austerlitz, fut un grand moment de
liesse collective qui nous permit de sympathiser avec les élèves
des écoles autour d'une bataille bon enfant empreinte du souvenir
des troupes napoléoniennes qui conduisirent la France à la
victoire.
Le baptême de la
promotion me semble suffisamment emblématique pour clore avec
honneur le chapitre Coëtquidan. Cette cérémonie bouleversante
pendant laquelle nous nous fîmes adouber fut la consécration de
notre formation. Ne connaissant pas d'officier, je dus me résoudre à
être parrainé par un ancien. J'eus la grande joie de l'être par
une admirable aspirante qui avait fait montre de toutes ses qualités
humaines et militaires. Après tant d'épreuves, la sensation
poignante de devenir officier avec toutes les responsabilités
imposées par ce nouveau rôle brûla nos cœurs et nos genoux. Nous
chantâmes avec fierté notre magnifique ode en l'honneur de notre
parrain de promotion, provoquant des frémissements d'émotion dans
le public, avant de défiler magistralement sur la cour Rivoli en
suscitant la folle admiration de nos familles émerveillées. Le bal
qui suivit fut réjouissant et parfaitement à la hauteur de cette
cérémonie qui éblouit comme rarement les saint-cyriens, pourtant
peu susceptibles de complaisance.
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