Nous avions quitté la base navale d'Olavsvern depuis 8 jours. Les premières heures avaient été incroyables, alors que nous longions les côtes glacées du comté de Troms. Habitué que j'étais à la grisaille parisienne, je m'étais émerveillé devant le spectacle des montagnes enneigées se reflétant dans l'eau des petits ports de pêche qui parsemaient la région, vestiges d'un temps que je n'avais pas connu. Je les avais contemplés sagement, emmitouflé jusqu'aux oreilles dans mon accoutrement grotesque, qui s'était rapidement avéré être une source d'amusement inépuisable pour l'équipage. Je ne m'en étais pas offusqué, sachant pertinemment que je ressemblais à un bibendum orange sous amphétamines. Je ne quittais pas vraiment mon poste d'observation, d'abord parce que je n'avais pas grand chose d'autre à faire, mais également parce que j'avais compris que ma démarche évoquait à tous celle d'un manchot empereur sous l'emprise de l'alcool. J'avais donc profité de la beauté des massifs norvégiens sous une brise moins désagréable que dans mes prévisions, aux côtés d'un petit blond à la beauté particulière qui s'était assis à quelques mètres de moi quand nous avions levé l'ancre. Nous n'échangeâmes pas un mot - je n'aurais de toute façon pas pu car je ne connaissais rien au russe, mais il semblait un peu perdu, comme moi, et d'une manière assez inexplicable j'eus l'impression que nous nous réconfortions mutuellement.
Malheureusement, notre frégate nous avait amené à proximité de la Ligne en quelques heures, et il avait fallu prendre le large dans la mer de Barents. La croisière avait soudainement perdu beaucoup de son charme, non seulement parce que la vitesse de sécurité qu'il fallait adopter aux abords de la Ligne me donnait l'impression d'être à bord d'une chaloupe, mais également parce que le paysage était d'une monotonie terrifiante. Je m'étais rapidement démoralisé, et la semaine qui venait de s'écouler avait été absolument interminable. La compagnie des militaires russes ne me plaisait guère, et je n'étais pas d'humeur à sympathiser avec mon traducteur.
Je savais néanmoins que ma mission me serait exposée à la moitié du voyage, et je m'étais réveillé avec bien plus d'énergie que les jours précédents dans la perspective de découvrir ce que je faisais ici. On m'avait expliqué qu'il s'agissait de la Ligne, et même si je n'avais pas compris comment ni pourquoi l'Empire Russe comptait impliquer un étranger dans son grand chef d'œuvre, j'avais tout de suite accepté.Je ne connaissais pas grand chose de l'Empire. Je savais qu'il avait été fondé après la défaite cuisante de la Fédération de Russie dans la Guerre de l'Ob, qui lui avait fait céder les trois quarts de son territoire à la Chine, et qu'il s'était évertué à édifier la Ligne pendant plus de deux générations pour se protéger d'une future agression. Je savais également que depuis la mise en place de cette dernière, l'Empire n'était plus qu'un mythe lointain, inaccessible objet d'innombrables fantasmes. L'espace aérien russe était devenu hermétique, les familles multinationales avaient été déchiré, les contacts avec le reste du monde avaient simplement cessé.
J'avais également appris au lycée que la Ligne n'avait pas toujours été infranchissable. Les raisons de sa fermeture n'étaient pas bien connues, et les hypothèses de mon professeur un peu chauve et échevelé me semblaient toutes relever du romanesque. Un coup d'État aurait porté un nationaliste paranoïaque au pouvoir, ou la Chine aurait mené une offensive secrète qui avait conduit le gouvernement à déclarer l'isolement. J'avais toujours trouvé étrange qu'un pays se mette lui-même en état de siège pour se protéger, et cette mission était l'occasion rêvée de découvrir un des secrets les mieux gardés du Système. Je savais que je devrais certainement subir les conséquences de cette découverte toute ma vie, mais c'était le moyen rêvé de briser à jamais la routine qui rongeait mon moral et mes journées.
J'avais également appris au lycée que la Ligne n'avait pas toujours été infranchissable. Les raisons de sa fermeture n'étaient pas bien connues, et les hypothèses de mon professeur un peu chauve et échevelé me semblaient toutes relever du romanesque. Un coup d'État aurait porté un nationaliste paranoïaque au pouvoir, ou la Chine aurait mené une offensive secrète qui avait conduit le gouvernement à déclarer l'isolement. J'avais toujours trouvé étrange qu'un pays se mette lui-même en état de siège pour se protéger, et cette mission était l'occasion rêvée de découvrir un des secrets les mieux gardés du Système. Je savais que je devrais certainement subir les conséquences de cette découverte toute ma vie, mais c'était le moyen rêvé de briser à jamais la routine qui rongeait mon moral et mes journées.
Ce matin, je saluai donc le commandant de la frégate avec une chaleur qu'il ne me connaissait pas. J'avais rendez-vous après le déjeuner, et j'avais compris que les militaires non-gradés ne seraient pas de la partie, ce qui n'était pas pour déplaire à mon ego. À mesure que mon excitation grandissait, ma bonne humeur regagnait ma langue et colorait mes joues. J'en profitai pour discuter enfin avec mon interprète, qui s'avéra tout aussi impatient que moi de découvrir les raisons de notre périple nordique. Mon mépris pour les sous-fifres s'estompa rapidement quand j'appris qu'il faisait partie de l'armée française - ce que je n'aurais jamais soupçonné après 8 jours de cohabitation silencieuse, et nous déjeunâmes ensemble pour combattre notre empressement.
À treize heures, nous allâmes trouver le commandant, qui vit à quel point j'avais du mal à contenir mon excitation. Je crois d'ailleurs qu'il eut une petite mimique de mépris en s'en rendant compte, et je moquai intérieurement son arrogance russe. Un deuxième personnage fit son apparition, et je reconnus le blond avec qui j'avais partagé le pont le premier jour. Nous nous saluâmes d'un geste de tête amical, même si nous ne nous étions pas revus depuis le départ. Il prit place à côté du commandant, qui nous invita alors à nous asseoir.
Ce dernier commença immédiatement à nous faire un bref historique de la Guerre de l'Ob, d'un ton fade et incolore qui signifiait clairement que la blessure de la défaite n'était pas refermée. Je sus à cet instant qu'il avait rejoint l'armée de l'Empire pour apaiser l'humiliation qu'il portait en lui, comme sans doute tous les russes de sa génération. Son exposé partisan m'agaça un peu, ce que je dissimulai par de petits hochements de tête réguliers.
Enfin, il se décida à parler de la Ligne et je me redressai sur mon siège inconfortable, comme si je craignais de rater quelque chose en étant avachi.
Après l'armistice, le nouvel Empire Russe avait décidé de se protéger de futures agressions voisines en mettant à profit tout ce qui lui restait d'ingénieurs et de militaires. Les élites du pays avaient jugé opportun de fédérer le peuple autour d'un projet colossal, et c'est ainsi qu'avait été décidée la création d'une frontière armée ceinturant l'ensemble du territoire.
Le projet tel que me l'expliquait le commandant semblait tellement démesuré que j'avais du mal à concevoir que l'Empire en soit effectivement venu à bout. Il y avait une pointe de fierté dans sa voix, et il mesurait avec suffisance l'effet qu'il faisait sur moi et l'interprète en nous expliquant comment la barrière avait été conçue pour protéger l'Empire de tout franchissement hostile. Le gouvernement avait choisi de ne pas couvrir toutes les côtes, fractales à la longueur potentiellement infinie, et un polygone avait été tracé après de mures réflexions arbitraires pour réduire le périmètre de la frontière. Des villes entières avaient été déplacées un peu plus au Sud pour se retrouver du bon côté de la Ligne, tandis que d'autres avaient été rasées de la carte pour lui donner les 50 kilomètres de profondeur qu'elle nécessitait tout le long de l'Empire. Des unités de défense avaient ensuite été implantées à intervalles réguliers, pour neutraliser tout type de menace : des batteries anti-drones, des mitrailleuses anti-infanterie, des obusiers anti-chars ; plus généralement, un anti-quelque-chose par type d'arme existant. Des centrales nucléaires avaient été construites pour que le système soit auto-suffisant, et des usines souterraines d'armement avaient été conçues pour approvisionner automatiquement les multiples équipements qui parsemaient la surface. Je ne pouvais m'empêcher de m'émerveiller devant la technicité mise en œuvre par cette nation défaite, et une fascination que je ne me connaissais pas commença à m'envahir. Les centrales et les usines automatisées existaient depuis longtemps, sans parler des armes intelligentes, mais leur association dans ces proportions n'en n'était pas moins impressionnante. Tout avait été conçu pour résister à n'importe quelle combinaison d'attaques ; le moindre interrupteur était protégé contre les impulsions électromagnétiques les plus puissantes, tandis que l'épaisseur de la Ligne donnait suffisamment de temps à ses équipements pour intercepter n'importe quel missile hypersonique. Des ordinateurs quantiques géraient les prises de décision, contrôlaient et synchronisaient les différents équipements. J'étais abasourdi d'apprendre seulement maintenant l'absence totale d'opérateur humain dans la Ligne, alors que c'était la clef de voute du système que l'Empire avait mis en place. Pas de soldat pour éviter la corruption et les erreurs humaines, et afin de ne pas mobiliser la moitié de la population. La Ligne devait protéger aveuglement le peuple russe et lui servir de rempart infaillible en cas d'offensive adverse, et je compris qu'elle remplissait parfaitement son rôle.
Le petit blond était resté silencieux et immobile pendant tout l'exposé, et je me demandais quelle était la raison de sa présence. Il n'avait pas réagi au discours du gradé et ne semblait pas se reconnaître dans ses gasconnades, neutralité que j'avais l'impression d'avoir anticipé.
Une question germa alors dans mon esprit, et j'en fis part au commandant. Je ne comprenais pas pourquoi l'Empire avait choisi de s'isoler ainsi, alors que la Ligne semblait à même de le protéger sans nécessiter une fermeture absolue des frontières. Les ordinateurs quantiques étaient capables de processus décisionnels saisissants depuis plus d'un demi-siècle, et l'Empire les maitrisait déjà au moment de la conception de la Ligne. L'autarcie totale me semblait être d'une intransigeance incompréhensible, et je soupçonnais intérieurement le gouvernement russe d'avoir enfermé son peuple, car je ne voyais pas d'autre explication possible à l'abandon définitif des relations avec le monde extérieur que la Ligne avait entrainé.
Je le vis se rembrunir graduellement en écoutant mon interprète, et j'eus l'impression d'avoir ruiné son enchaînement narratif millimétré. Cette réaction sonna comme un aveu, et je me sentis profondément mal à l'aise, coincé que j'étais sur cette frégate militaire russe, envoyé par le gouvernement français pour aider l'Empire à séquestrer son peuple.
Le blond vit sans doute mon regard se décomposer, car il s'adressa à moi dans un français à l'accent presque indiscernable :
« - Vous vous trompez. »
Ma surprise de le voir parler ma langue et comprendre ce que j'avais en tête lui arracha un sourire, puis il continua.
« - Les milliers d'unités de la Ligne ont été construites indépendamment. En revanche, il fallut plus de temps pour les raccorder ensemble. L'État-major craignait cette perspective, car la Ligne aurait pu anéantir l'Empire en quelques heures si elle était tombée au contrôle de mains ennemies. Ils exigèrent des ingénieurs que le réseau soit rendu rigoureusement inviolable avant même qu'il ne permette de gérer les installations. Le seul moyen d'éviter le massacre en cas d'intrusion étant de détruire physiquement le réseau, des charges furent placées le long des fibres optiques qui parcouraient la Ligne, programmées pour détonner en cas de piratage ; c'était le dernier rempart contre les attaques cybernétiques. Ainsi, un agresseur ne pouvait simplement pas devenir maître des unités et les faire se retourner contre nous. Dans cette éventualité, il était prévu de placer immédiatement les armements en position de combat autonome et en alerte maximum, car une tentative de désactiver la Ligne aurait selon toutes probabilités été accompagnée d'un mouvement de troupes destiné à en tirer profit. L'élaboration fut douloureuse, mais après quelques années de travail, nos équipes réussirent enfin à finaliser cette procédure. »
Le blond reprit sa respiration, et je sentis qu'il hésitait un peu à continuer. Je l'encourageai d'un sourire, en ignorant le commandant qui ne semblait pas surpris d'entendre son acolyte s'exprimer en français.
« - Quelques semaines plus tard, un stagiaire chargé des tests unitaires déploya l'infrastructure expérimentale sur le réseau physique et lança par erreur les procédures de simulation directement sur la Ligne. Il était tard, et sa maladresse d'un instant plongea en quelques secondes l'Empire dans une prison inviolable. Les procédures destinées à reprendre le contrôle du réseau n'avaient pas été implémentées à ce stade, quant aux procédures de sécurité... à l'évidence, elles avaient été... négligé. »
Immédiatement, les pièces s'assemblèrent à une vitesse vertigineuse dans ma tête. Il s'en rendit compte et me laissa quelques instants avant de poursuivre.
« - Cette nuit-là, la Ligne fit 12855 victimes civiles. Des malheureux qui avaient eu le malheur de se trouver à sa proximité, ou pire, de vouloir franchir la frontière. Le gouvernement prit immédiatement un certain nombre de mesures pour protéger la population, et pour des raisons évidentes, il affirma que la décision d'activer la Ligne avait été prise pour le bien de l'Empire après de longues tergiversations menées par les autorités compétentes. Il fallut un peu d'autoritarisme pour faire passer la pilule, mais ils y parvinrent. En parallèle, la recherche d'un moyen de la désactiver fut secrètement désignée priorité absolue. Depuis lors, des milliers d'ingénieurs se succédèrent sans y parvenir. Seule la panne d'une des unités située au nord de Khal'mer-Yu, l'année dernière, permit à certains d'entre nous de quitter enfin le pays. À cette occasion, priorité fut donnée à la recherche de ceux qui réussiraient à désactiver la Ligne. Vous avez le profil, Lilo. »
Oui, 23 ans après, je me souviens toujours parfaitement de ce mardi. Le visage du commandant est devenu un peu flou, le souvenir des montagnes norvégiennes s'est estompé, mais je pourrais le revivre inlassablement en fermant les yeux.
Et cette fois, je suis persuadé que je réussirai enfin à lever cette frontière invisible qui garde les russes prisonniers de leur propre pays depuis des décennies. Un clic... et tout basculera.
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