jeudi 1 décembre 2011

De l'effet majeur, du centre de gravité, et de leur emploi


Dans l'armée française (et dans la plupart des armées mondiales), un officier chargé d'une mission transmet à ses subordonnés directs un «ordre initial» respectant une ossature bien précise.

Ce billet se concentrera sur l'effet majeur, spécificité française de l'ordre initial.
L'effet majeur est une condition suffisante (mais non nécessaire) pour mener à bien la mission d'une unité, définie par l'officier chargé de l'exécuter, et non par son commanditaire. Il n'est pas forcément unique mais son accomplissement conduit immanquablement (du moins en théorie) à l'achèvement de la mission. C'est en quelque sorte une mission intermédiaire, objectif temporaire sur lequel on se focalisera sachant que son exécution nous assurera de compléter notre mission de départ.


Un ordre initial découpe de manière générale l'action en trois temps, répartition que l'on peut (et doit) calquer sur l'effet majeur : le premier temps prépare son exécution, le deuxième la concrétise, tandis que le dernier permet d'accomplir la mission grâce au travail effectué au temps précédent. L'effet majeur est donc la clé de voute de l'exécution de la mission. Sa définition permet de centrer la préparation de l'action sur le point qui nécessite le plus d'attention et d'éviter de se focaliser sur la finalité d'une mission découlant en réalité d'actions plus compliquées à mener.
Ce concept responsabilise l'officier qui doit véritablement projeter sa mission pour en dégager l'effet majeur, plutôt que d'appliquer des directives point par point.

D'après un capitaine chargé du cours de méthode de raisonnement tactique (MRT), l'armée américaine fournit à ses cadres une liste d'actions à mener afin de remplir la mission confiée. On peut s'interroger sur le bien-fondé de cette démarche, en apparence plus infantilisante. En effet, il est possible de la comprendre comme une minoration de la confiance faite à l'officier puisqu'il est guidé de manière plus approfondie dans l'exécution de sa tâche. Mais son supérieur, à l'origine de l'ordre, n'est-il pas mieux placé pour comprendre la situation dans son ensemble et appréhender les difficultés particulières que ses subordonnés sont à même de rencontrer ? Au contraire, son éloignement du terrain ne risque-t-il pas de lui faire prendre des décisions inadaptées aux réalités du champ de bataille ?
La solution de l'armée française constitue un juste milieu intéressant puisque le subordonné dispose à la fois d'une trame précise pour l'établissement de son action (il faut concrétiser l'effet majeur de son supérieur) et d'un degré de liberté dans la façon d'accomplir sa tâche (définition de son propre effet majeur à destination de ses sous-ordres).

La différence substantielle entre les commandements américain et français se cache en réalité dans la conception du but à atteindre. Il passe en France par l'effet majeur décrit plus haut, tandis que les étasuniens privilégient l'identification du «centre de gravité» de l'ennemi, «l'élément dont les protagonistes ennemis tirent leur puissance»1, que l'on va ensuite s'efforcer de détruire en priorité. L'approche américaine est plus directe puisqu'on cherche d'emblée à neutraliser le point faible de l'adversaire, mais elle suppose l'existence d'un tel élément. Sa définition est d'ailleurs sujette à l'interprétation de l'État-Major (tout comme pour l'effet majeur). Le travail d'un Lieutenant-Colonel américain cité par le général Gambotti2, Echevarria, tend même à uniformiser les deux concepts. Il redéfinit en effet le centre de gravité de la façon suivante : «[il est] le lieu de la force agrégeant toutes les forces agissantes [de l'entité ennemie] lui conférant, sa dynamique, son effet résultant, voire sa synergie». Cibler l'action sur cet composant rejoint la façon d'identifier et d'exploiter l'effet majeur dans l'armée française. En effet, il s'agit désormais de détruire un élément charnière de manière à déstabiliser profondément l'adversaire, pour pouvoir dans lui porter dans un dernier temps un coup fatal (et ainsi achever la mission).

Ces façons d'appréhender la transmission et l'exécution des ordres dans le monde militaire constituent des éléments intéressants pour le monde civil. Nonobstant l'aspect très formel de l'ordre initial, sa rigueur et sa structure pourraient être des atouts pour descendre avec succès la chaîne hiérarchique d'une association ou d'une entreprise. Notamment, le concept de l'effet majeur permet d'identifier précisément la tâche intermédiaire à accomplir pour s'assurer de la réussite de la mission confiée et aiguille le subordonné dans la bonne direction. Son identification, rapide, n'est pas une difficulté pour le supérieur qui a conséquemment tout intérêt à la réaliser pour établir un canevas de l'entreprise à mener.

L'«ordre» en résultant doit en revanche prendre en compte les susceptibilités des personnels, contrainte qui n'existe pas dans le monde militaire car elles y sont refoulées. Effectivement, le cadre d'action que constitue l'effet majeur pourrait heurter la sensibilité d'un employé s'estimant à même de remplir la mission en autonomie. Il est primordial de ne pas déresponsabiliser les subordonnés (comme en leur détaillant point par point les différentes opérations à mener) et de faire de cet effet majeur un point clé de la mission, repère cardinal et non simple découpage de l'opération.

La notion de centre de gravité − revisitée par Echevarria − permet similairement d'identifier un élément nécessitant une concentration particulière d'efforts, en vue d'accomplir la mission. C'est le facteur pouvant servir de levier dans le but de concrétiser optimalement (rapidement, efficacement, économiquement, etc., selon les cas) la tâche.
Moins envahissant que l'effet majeur puisqu'il s'agit ici de désigner un objectif et non de fixer une mission intermédiaire, il semble plus adapté quand la personne réceptrice de l'ordre est indubitablement à même de l'exécuter (confiance ou certitude vis-à-vis de ses compétences). Le centre de gravité n'est alors qu'un point de repère confirmant la bonne compréhension de la tâche assignée, voire un conseil pour sa réalisation.

Ces concepts semblent en conséquence intéressants à transposer au monde civil, en prenant garde à l'écueil du systématisme qui ferait perdre de sa force à cette méthode de commandement.
L'effet majeur peut s'avérer pertinent dans le cas d'une mission non triviale, où il permettra de guider le subordonné et impliquera le supérieur dans la planification de la tâche qu'il délègue, lui permettant par ailleurs d'utiliser son expertise.
Le centre de gravité est quant à lui un outil fructueux pour vérifier que le subordonné mènera à bien la mission confiée de la façon attendue.

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